Amira Hass, Haaretz, 10/2/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Une invasion
israélienne de Rafah entraînera un exode massif et paniqué de près d’un million
de civils palestiniens vers une zone de sécurité désignée de la taille de
l’aéroport Ben- Gourion. On ne sait toujours pas comment l’armée israélienne
compte concilier cette situation avec l’ordonnance de la CIJ selon laquelle
Israël doit prendre toutes les mesures nécessaires pour éviter les actes de
génocide.
Des tentes pour les
Palestiniens déplacés à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, vendredi. Photo
: Saleh Salem / Reuters
Comme Yahya Sinwar,
ses proches collaborateurs et les militants du Hamas n’ont jamais été retrouvés
dans la ville de Gaza, ni à Khan Younès, l’armée israélienne envisage d’étendre
son opération terrestre à la ville de Rafah, dans le sud de la bande de Gaza.
L’armée agit ainsi parce qu’elle suppose que Sinwar et ses aides se cachent
dans les tunnels situés sous cette région méridionale de la bande de Gaza, et
qu’ils y retiennent probablement les otages israéliens qui sont encore en vie.
La plupart des
habitants de la bande de Gaza, soit 1,4 million de personnes, sont concentrés à
Rafah. Des dizaines de milliers de personnes continuent de fuir vers la ville
depuis Khan Younès, où les combats se poursuivent. L’idée qu’Israël envahisse
Rafah et que des combats aient lieu entre et près des civils terrifie les
habitants de la ville et les personnes déplacées à l’intérieur du territoire.
La terreur qu’ils ressentent est renforcée par la conclusion que personne ne
peut empêcher Israël de réaliser ses intentions - pas même la décision de la
CIJ qui ordonne à Israël de prendre toutes les mesures nécessaires pour éviter
les actes de génocide.
Les correspondants
militaires en Israël rapportent et supposent que l’armée a l’intention
d’ordonner aux résidents de Rafah de se rendre dans une zone sûre. Depuis le
début de la guerre, l’armée brandit cet ordre d’évacuation comme une preuve
qu’elle agit pour éviter tout dommage aux « civils non impliqués ».
Toutefois, cette zone
de sécurité, qui a été bombardée et l’est encore par Israël, se rétrécit
progressivement. La seule zone de sécurité qui subsiste vraiment, et que les
FDI désignent maintenant pour les masses de personnes à Rafah, est Al-Mawasi,
une zone côtière du sud de Gaza d’environ 16 kilomètres carrés.
On ne sait toujours
pas par quelles mesures verbales les FDI et leurs experts juridiques entendent
réconcilier cette compression de tant de civils avec les ordonnances édictées
par la CIJ.
« La zone
humanitaire désignée par l’armée est à peu près de la taille de l’aéroport
international Ben-Gourion (environ 16km2 ) », ont conclu les
journalistes de Haaretz Yarden Michaeli et Avi Scharf dans leur rapport publié
en début de semaine. Le rapport, intitulé « Les
habitants de Gaza ont fui leurs maisons. Ils n’ont nulle part où retourner »,
révèle l’étendue de la dévastation dans la bande de Gaza, telle qu’elle a été
capturée par les images satellites.
Des Palestiniens à
Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, jeudi. Photo : Mohammed Abed / AFP
La comparaison avec
l’aéroport international Ben-Gourion invite à imaginer une densité au- delà de
tout ce qui est imaginable, mais les commentateurs de la télévision israélienne
ne vont pas beaucoup plus loin que l’intuition profonde que l’invasion terrestre
de Rafah « ne sera pas si simple ».
Même si c’est
difficile, il faut imaginer ce qui attend les Palestiniens à Rafah si le plan
de l’armée est mis en œuvre. Nous devons le faire non pas tant pour des
considérations humanistes et morales, qui, après le 7 octobre, ne sont plus
très pertinentes pour la majorité du public israélo-juif, mais en raison des
implications militaires, humanitaires et - éventuellement - juridiques et
politiques qui sont certainement attendues si nous nous engageons dans cette
voie.
La
compression
Même si « seulement »
un million de Palestiniens fuient pour la troisième et quatrième fois vers
Al-Mawasi - une zone qui est déjà pleine de Gazaouis déplacés - la densité sera
d’environ 62 500 personnes par kilomètre carré.
Cela se passera dans
une zone ouverte, sans gratte-ciel pour loger les réfugiés, sans eau courante,
sans intimité, sans moyens de subsistance, sans hôpitaux ni cliniques
médicales, sans panneaux solaires pour recharger les téléphones, alors que les
organisations d’aide devront traverser des zones de combat ou s’en approcher
pour distribuer les petites quantités de nourriture qui parviennent à entrer
dans la bande de Gaza.
Il semble que la seule
position dans laquelle cet espace étroit pourrait accueillir tout le monde
serait qu’ils soient tous debout ou à genoux. Peut-être faudra-t-il former des
comités spéciaux qui détermineront les modalités de couchage par roulement : quelques
milliers de personnes s’allongeront tandis que les autres resteront debout. Le
bourdonnement des drones en haut et en bas, les cris des bébés nés pendant la
guerre et dont les mères n’ont pas de lait ou n’en ont pas assez, seront la
bande sonore inquiétante.
D’après ce que nous
avons vu pendant les raids terrestres des FDI et les batailles dans la ville de
Gaza et à Khan Younès, il est clair que l’opération terrestre à Rafah, si elle
se déroule finalement, durera de nombreuses semaines. Israël croit-il que la
CIJ considérera la compression de centaines de milliers ou d’un million de
Palestiniens sur un petit morceau de terre comme une « mesure »
appropriée pour empêcher un génocide ?
La
marche de l’évasion
Environ 270 000
Palestiniens vivaient dans le district de Rafah avant la guerre. Le million et
demi de personnes qui y vivent actuellement souffrent de la faim et de la
malnutrition, de la soif, du froid, des maladies et des infections qui se
propagent, des poux dans les cheveux et des éruptions cutanées, de l’épuisement
physique et mental et d’un manque chronique de sommeil. Ils s’entassent dans
les écoles, les hôpitaux et les mosquées, dans les quartiers de tentes qui ont
vu le jour à Rafah et dans ses environs, et dans les appartements qui abritent
des dizaines de familles déplacées.
Des dizaines de
milliers d’entre eux sont blessés, y compris ceux dont les membres ont été
amputés à la suite des attaques de l’armée ou des opérations chirurgicales qui
ont suivi. Tous ont des parents et des amis - enfants, bébés et parents âgés -
qui ont été tués au cours des quatre derniers mois.
Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, jeudi. Photo : Ibraheem Abu Mustafa /
Reuters
Les maisons de la
plupart d’entre eux ont été détruites ou gravement endommagées. Tous leurs
biens ont été perdus. Ils n’ont plus d’argent en raison des prix élevés et
exorbitants des denrées alimentaires. Beaucoup n’ont échappé à la mort que par
chance, et ont été témoins de l’effroyable spectacle des cadavres. Ils ne
pleurent pas encore les morts, car le traumatisme persiste. Les manifestations
de soutien et de solidarité s’accompagnent de disputes et de bagarres. Certains
perdent la mémoire et la raison à cause de toutes ces souffrances.
Comme elle l’a fait
dans d’autres zones de la bande de Gaza, afin de préserver l’effet de surprise,
l’armée israélienne émettra un avertissement environ deux heures avant
l’invasion terrestre de Rafah. Les habitants disposeront ainsi d’une fenêtre de
quelques heures ce jour-là pour évacuer la ville.
Imaginez ce convoi de
réfugiés et la panique générale des populations fuyant vers Al-Mawasi à
l’ouest. Pensez aux vieillards, aux malades, aux handicapés et aux blessés qui
auront la « chance » d’être transportés dans des charrettes tirées
par des ânes ou des brouettes de fortune et dans des voitures fonctionnant à
l’huile de cuisine.
Tous les autres,
malades ou en bonne santé, devront partir à pied. Ils devront probablement
laisser derrière eux le peu qu’ils ont réussi à collecter et à emporter lors
des déplacements précédents, comme des couvertures et des bâches en plastique
pour s’abriter, des vêtements chauds, un peu de nourriture et des articles de
base tels que des petits réchauds.
Destructions à Rafah,
dans le sud de la bande de Gaza, jeudi. Photo
: Ibraheem Abu Mustafa / Reuters
Cette marche forcée
passera probablement par les ruines de certains des bâtiments qu’Israël a
bombardés il y a peu, ou par les cratères créés sur la route par les attaques.
Tout le convoi restera alors immobile jusqu’à ce qu’une déviation soit trouvée.
Quelqu’un va trébucher, une roue de charrette va s’enliser dans la boue. Et
tous, affamés, assoiffés, effrayés par l’imminence de l’attaque ou le pilonnage
attendu des chars, continueront à avancer. Les enfants pleureront et se
perdront. Les gens se sentiront mal. Les équipes médicales auront du mal à
atteindre ceux qui ont besoin de soins.
Seuls 4 kilomètres
séparent Rafah d’Al-Mawasi, mais il faudra plusieurs heures pour les franchir.
Les marcheurs seront coupés de toute communication, ne serait-ce qu’en raison
de l’encombrement du convoi et de la surpopulation. Ils se disputeront
l’endroit où ils souhaitent planter leur tente. Ils se battront pour savoir qui
sera le plus proche d’un bâtiment ou d’un puits. Ils s’évanouiront de soif et
de faim.
L’image suivante va se
répéter plusieurs fois au cours des prochains jours : un cortège de
Palestiniens affamés et apeurés se met à fuir en panique à chaque fois que les
FDI annoncent une nouvelle zone dont les habitants sont censés être évacués,
tandis que les chars et les troupes d’infanterie avancent vers eux. Les
bombardements et les troupes au sol se rapprochent des hôpitaux qui
fonctionnent encore. Les chars les encercleront et tous les patients et les
équipes médicales devront être évacués vers la zone surpeuplée d’Al-Mawasi.
L’opération
au sol
Il est difficile de
savoir combien d’entre eux décideront de ne pas partir. Comme nous l’avons
appris avec ce qui s’est passé dans les districts du nord de Gaza et à Khan Younès,
un nombre important d’habitants préfèrent rester dans une zone destinée à une
opération terrestre. Parmi eux, des dizaines de milliers de Gazaouis déplacés,
malades ou gravement blessés qui sont hospitalisés, des femmes enceintes et
d’autres personnes décideront de rester dans leurs propres maisons, dans celles
de leurs proches ou dans des écoles transformées en abris. Le peu
d’informations qu’ils recevront de la zone de concentration d’Al-Mawasi suffira
à les décourager.
Les soldats et les
commandants des FDI interprètent cependant l’ordre d’évacuation différemment :
toute personne qui reste dans une zone désignée pour une invasion terrestre
n’est pas considérée comme un civil innocent ; elle n’est pas considérée comme « non
impliquée ».
L’hôpital Hamad de
Gaza endommagé par un bombardement israélien la semaine dernière.
Tous ceux qui restent
chez eux et sortent pour aller chercher de l’eau dans une installation
municipale qui fonctionne encore ou dans un puits privé, les équipes médicales
appelées à soigner un patient, une femme enceinte qui se rend à l’hôpital
voisin pour accoucher, tous ceux-là, comme nous l’avons vu pendant la guerre et
lors des campagnes militaires passées, sont criminalisés aux yeux des soldats.
Les abattre et les tuer est conforme aux règles d’engagement de l’armée
israélienne.
Selon l’armée, ces
tirs sont effectués conformément au droit international, car ces personnes ont
été averties qu’elles devaient partir. Même lorsque les soldats pénètrent dans
les maisons pendant les combats, les habitants de Gaza, principalement des hommes,
risquent d’être tués par des tirs. Un soldat qui tire sur quelqu’un parce qu’il
s’est senti menacé ou parce qu’il a obéi à un ordre, cela n’a pas d’importance.
C’est arrivé dans la ville de Gaza, et cela pourrait arriver à Rafah.
De même que les
équipes d’aide ne sont pas autorisées ou ne peuvent pas se rendre dans le nord
de la bande de Gaza pour distribuer de la nourriture, elles ne pourront pas le
faire dans les zones de combat à Rafah. Le peu de nourriture que les habitants
ont réussi à sauver s’épuisera progressivement.
Ceux qui resteront
chez eux seront contraints de choisir le moindre des deux maux : sortir et
risquer les tirs israéliens ou mourir de faim à la maison. La plupart d’entre
eux souffrent déjà d’un manque cruel de nutriments. Dans de nombreuses
familles, les adultes renoncent à la nourriture pour que leurs enfants puissent
être nourris. Il y a un réel danger que beaucoup meurent de faim dans leur
maison alors que les combats font rage à l’extérieur.
Les bombardements
Depuis le début de la
guerre, l’armée a bombardé des bâtiments résidentiels, des espaces ouverts et
des voitures dans tous les endroits qu’elle avait définis comme « sûrs »
(que les habitants n’étaient pas tenus de quitter). Peu importe que les
attaques visent des installations du Hamas, des responsables du groupe ou
d’autres membres qui séjournaient avec leur famille ou qui étaient sortis de
leur cachette pour leur rendre visite : ce sont presque toujours des civils qui
sont tués.
Les bombardements ne
se sont pas arrêtés à Rafah non plus. Dans la nuit de jeudi à vendredi, deux
maisons ont été bombardées dans le quartier de Tel al-Sultan, à l’ouest de
Rafah. Selon des sources palestiniennes, 14 personnes ont été tuées, dont cinq
enfants.
Des Palestiniens
pleurent leurs proches dans un hôpital de Rafah, dans le sud de la bande de
Gaza, jeudi. Photo : Ibraheem Abu Mustafa / Reuters
Les sources ont
également indiqué qu’une mère et sa fille ont été tuées lors d’une attaque
israélienne contre une maison dans le nord de Rafah le 7 février et qu’un
journaliste a été tué avec sa mère et sa sœur dans l’ouest de Rafah la veille.
Le 6 février également, ont ajouté les sources, six policiers palestiniens ont
été tués lors d’une attaque israélienne alors qu’ils sécurisaient un camion
d’aide dans l’est de Rafah.
Ces attaques montrent
que les soi-disant calculs des dommages collatéraux approuvés par les experts
juridiques des FDI et le bureau du procureur de l’État sont extrêmement
permissifs. Le nombre de Palestiniens non impliqués qu’il est « permis »
de tuer en échange de l’atteinte d’une cible de l’armée est plus élevé que dans
toutes les guerres précédentes.
Les habitants de Rafah
craignent que les FDI n’appliquent ces critères permissifs à Al-Mawasi et
n’attaquent là aussi si une cible se trouve dans la zone, parmi les centaines
de milliers de personnes qui s’y abritent. C’est ainsi qu’un refuge annoncé devient
un piège mortel pour des centaines de milliers de personnes.