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05/04/2024

YANIV KUBOVICH
Israël a créé des “zones de mise à mort” à Gaza : quiconque y pénètre est abattu

 

Yaniv Kubovich, Haaretz, 31/3/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

L’armée israélienne affirme que 9 000 terroristes ont été tués depuis le début de la guerre à Gaza. Des responsables de la défense et des soldats expliquent cependant à Haaretz qu’il s’agit souvent de civils dont le seul crime a été de franchir une ligne invisible tracée par les FDI.


Soldats de l’armée israélienne à Khan Younès, le mois dernier. Photo Olivier Fitoussi

Il s’agissait d’une annonce de routine de plus de la part de l’armée israélienne. Après le lancement d’une roquette sur Ashkelon, « un terroriste qui avait tiré la roquette a été identifié et un avion de l’armée de l’air l’a attaqué et éliminé ». En apparence, il s’agissait d’une nouvelle statistique dans la liste des militants du Hamas morts.

Cependant, il y a plus d’une semaine, d’autres documents relatifs à l’incident ont fait surface sur Al-Jazeera. On y voit quatre hommes, et non un seul, marchant ensemble sur un large chemin, en vêtements civils. Il n’y a personne à proximité, seulement les ruines des maisons où les gens vivaient autrefois. Ce silence apocalyptique dans la région de Khan Younès a été brisé par une forte explosion. Deux des hommes sont tués sur le coup. Deux autres, blessés, tentent de continuer à marcher. Ils pensaient peut-être avoir été sauvés, mais quelques secondes plus tard, une bombe est tombée sur l’un d’entre eux. On voit alors l’autre tomber à genoux, puis un boum, du feu et de la fumée.

« Il s’agit d’un incident très grave », a déclaré à Haaretz un officier supérieur des Forces de défense israéliennes. « Ils n’étaient pas armés, ils ne mettaient pas en danger nos forces dans la zone où ils marchaient ». En outre, selon un officier des services de renseignement qui connaît bien l’affaire, il n’est pas du tout certain qu’ils aient été impliqués dans le lancement de la roquette. Selon lui, il s’agissait simplement des personnes les plus proches du site de lancement - il est possible qu’il s’agisse de terroristes ou de civils à la recherche de nourriture.

Cette histoire n’est qu’un exemple, rendu public, de la manière dont les Palestiniens sont tués par les tirs des FDI dans la bande de Gaza. On estime aujourd’hui à plus de 32 000 le nombre de morts parmi les habitants de Gaza. Selon l’armée, quelque 9 000 d’entre eux sont des terroristes.

Images de l’attaque publiées par Al Jazeera. Avertissement : contenu pénible

Cependant, un grand nombre de commandants de l’armée de réserve et de l’armée permanente qui se sont entretenus avec Haaretz ont mis en doute l’affirmation selon laquelle tous ces hommes étaient des terroristes. Ils laissent entendre que la définition du terme “terroriste” est sujette à de nombreuses interprétations. Il est tout à fait possible que des Palestiniens qui n’ont jamais tenu une arme de leur vie aient été élevés au rang de “terroristes” à titre posthume, du moins par les FDI.

"Dans la pratique, un terroriste est toute personne que les FDI ont tuée dans les zones où leurs forces opèrent", explique un officier de réserve qui a servi à Gaza.

Les chiffres de l’armée ne sont pas secrets. Au contraire, ils sont devenus au fil du temps une source de fierté, peut-être ce qui se rapproche le plus d’une « image de victoire » qu’Israël a obtenue depuis le début de la guerre. Mais cette image n’est pas tout à fait authentique, comme l’explique un officier supérieur du commandement sud, très au fait de la question.

« Il est étonnant d’entendre, après chaque opération, les rapports sur le nombre de terroristes tués », explique-t-il : « Il n’est pas nécessaire d’être un génie pour comprendre qu’il n’y a pas des centaines ou des dizaines d’hommes armés qui courent dans les rues de Khan Younès ou de Jabaliya et qui combattent les FDI ».

Alors, à quoi ressemblent vraiment les batailles à Gaza ? Selon un officier de réserve qui s’est rendu sur place, « il y a généralement un terroriste, peut-être deux ou trois, caché dans un bâtiment. Ceux qui les découvrent sont des combattants équipés de matériel spécial ou de drones ».

L’un des rôles de cet officier était d’informer les échelons supérieurs du nombre de terroristes tués dans la zone où lui et ses hommes se battaient. « Il ne s’agissait pas d’un débriefing officiel où l’on vous demande de présenter tous les corps », explique-t-il. « Ils vous demandent combien et je donne un chiffre basé sur ce que nous voyons et comprenons sur le terrain, et nous passons à autre chose ».


Enfants à Khan Younès vendredi 29 mars. Photo Ahmed Zakot/Reuters

Il souligne : « ce n’est pas que nous inventons des corps, mais personne ne peut déterminer avec certitude qui est un terroriste et qui a été touché après avoir pénétré dans la zone de combat d’une force de Tsahal ». En effet, un certain nombre de réservistes et d’autres soldats qui se trouvaient à Gaza ces derniers mois soulignent la facilité avec laquelle un Palestinien est inclus dans une catégorie spécifique après sa mort. Il semble que la question ne soit pas de savoir ce qu’il a fait mais où il a été tué.

Au cœur d’une zone de mise à mort

La zone de combat est un terme clé. Il s’agit d’une zone dans laquelle une force s’installe, généralement dans une maison abandonnée, et dont les abords deviennent une zone militaire fermée, sans qu’elle soit clairement identifiée comme telle. Un autre terme pour désigner ces zones est celui de “kill zones” [zones de mise à mort”].

« Dans chaque zone de combat, les commandants définissent de telles zones de mise à mort », explique l’officier de réserve. "Il s’agit de lignes rouges claires que personne n’appartenant pas à Tsahal ne peut franchir, afin que nos forces présentes dans la région ne soient pas touchées. Les limites de ces zones d’abattage ne sont pas déterminées à l’avance, pas plus que leur distance par rapport à la maison où se trouvent les forces ».

01/02/2024

GIDEON LEVY
L’humilité des Israéliens après le 7 octobre a disparu. L’arrogance est de retour

Gideon Levy, Haaretz, 31/1/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Après la guerre du Kippour (octobre 1973), Israël a humblement baissé la tête et s’est remodelé. Le pays traumatisé s’est replié sur lui-même et a fait son deuil. L’arrogance et la vantardise de l’après-guerre des Six Jours (juin 1967) ont disparu, de même que le culte de la personnalité militariste et l’adoration de l’armée.


Il est d’ores et déjà clair que cette fois-ci, ce sera différent. L’arrogance, la vantardise et le culte de la puissance armée reviennent en force. En fait, ils n’ont jamais disparu. Le choc et l’impuissance, l’horreur et même l’humilité ont régné les premiers jours, mais l’arrogance est vite revenue.

Comme si Israël n’avait pas été pris par surprise et n’avait pas été attaqué par une armée assiégée et dépenaillée alors que sa propre armée était absente, sa puissance militaire s’était révélée peu fiable. Israël était plongé dans le deuil et l’inquiétude, comme après la guerre du Kippour, mais rien n’indiquait qu’il allait changer d’avis.

L’argument selon lequel continuer à vivre par l’épée ne peut que conduire Israël à la destruction est considéré comme une hérésie. Les dégâts de la guerre du 7 octobre 2023 sont donc pires que ceux de la guerre du 6 octobre 1973. Après cette dernière, il y a eu une correction ; cette fois-ci, il n’y a aucun signe de correction.

On aurait pu s’attendre à une réaction différente. Le 8 octobre, Haaretz a publié ce que j’avais écrit l’après-midi précédent, avant que l’ampleur des atrocités ne soit révélée : « L’arrogance israélienne est à l’origine de tout cela. Nous pensions que nous pouvions faire n’importe quoi sans jamais être pénalisés.

[…] Nous nous arrêterons, nous tuerons, nous abuserons, nous déposséderons, nous protégerons les colons pogromistes, nous ferons des pèlerinages au tombeau de Joseph, au tombeau d’Othniel, à l’autel de Josué et, bien sûr, au mont du Temple ; nous tirerons sur les innocents, nous crèverons des yeux et écraserons des visages.

Hier, Israël a vu sur les images du sud ce qu’il n’avait jamais vu auparavant. Des véhicules militaires palestiniens patrouillant dans ses villes, des motards franchissant ses portes. Ces images doivent faire tomber le voile de l’arrogance ».

Aujourd’hui, quatre mois plus tard, Israël agit comme si nous étions après le 5 juin 1967, et non après le 7 octobre 2023. Le discours est arrogant. Les généraux pérorent dans les studios : nous allons frapper ici, conquérir là, déplacer des forces de Beyrouth à Téhéran, en passant par la route Philadelphie et le Yémen, tandis que les soldats et les colons se déchaînent en Cisjordanie.

La discussion dans les médias passe des convulsions de l’armée à une effusion sirupeuse de sentiment national. Une guerre inutile est dépeinte sous un autre jour : celui des succès imaginaires. Il n’y a pas de soirée sans que l’on fasse l’éloge de la glorieuse armée, de la 162e division et de l’équipe de combat de la 401e brigade, comme s’il ne s’agissait pas de la même armée que celle du 7 octobre, comme si elle menait Israël vers une situation meilleure.

Personne n’exprime une opinion différente, sceptique, subversive. Il n’y a que des flatteries pour l’armée, pour la guerre, pour le peuple d’Israël, pour Israël pour toujours, pour tout le monde. La majorité des médias israéliens a trahi sa mission et son professionnalisme en faveur du déni, de la dissimulation et de l’embrigadement au service de la propagande.

Il y a une absence honteuse de reportages sur ce qui se passe dans la bande de Gaza - les ruines et les morts, les blessés, les estropiés, les affamés et les déplacés - accompagnée d’une arrogance qui s’est emparée de la discussion nationale et de la vie nationale.

Au Centre international des congrès de Jérusalem, nous construisons des colonies à Gaza. À Jénine, nous nous déguisons en équipesmédicales, en violation flagrante du droit international, sous les applaudissements. À Gaza, nous détruisons tout comme s’il n’y avait pas de lendemain. 

Dans les capitales du monde, nous menons une campagne pour définancer l’UNRWA, et à La Haye, nous essayons d’ignorer la Cour internationale de justice. Il n’y a nulle part d’humilité, de modestie, de pensée différente, de réflexion sur une nouvelle voie ou d’écoute du monde, ce qui est pourtant si important aujourd’hui.

Nous continuons à nous mentir sciemment, à croire que nous pouvons vivre éternellement par l’épée, que nous sommes toujours les plus justes, les plus forts, plus que tous les autres, plus que le monde entier. Ce ne serait pas si terrible si nous ne savions pas que cela mènera à la prochaine catastrophe.



25/01/2024

Quand les Pieds Nickelés se mélangent les pédales, ça tue leurs propres soldats

 FG, 25/1/2024

Mercredi 24 janvier à 11 h 15, un avion militaire russe Ilyouchine-76 provenant de l’aéroport militaire de Tchkalovksiï , près de Moscou, a explosé et s’est écrasé près du village de Iablonovo, à 70 km au nord-est de Belgorod, en Russie. Il transportait 65 prisonniers de guerre ukrainiens, 3 militaires russes et six membres d’équipage, qui ont tous été pulvérisés. Un deuxième avion transportant 80 prisonniers a alors fait demi-tour. Les prisonniers devaient faire l’objet d’un échange à la frontière russo-ukrainienne, située à 35 km de Belgorod.

Cette information donnée par le ministère russe de la Défense n’a été ni confirmée ni infirmée par son homologue ukrainien. Le renseignement militaire français l’a cependant confirmée.

L’avion a été frappé par un deux missiles ukrainiens, soit des Patriot PAC-3 de fabrication US (Raytheon) d’une portée de 160 km, soit Iris T-SLM de fabrication allemande (Diehl BGT Defence) d’une portée de 45 km.

Un Patriot coûte entre 3,5 et 4 millions d’€, un Iris seulement 400 000 €. Mais qui paie ça ? Pas les héroïques combattants ukrainiens, mais les contribuables des USA et de l’UE. L’aide militaire des USA a dépassé 4 milliards de dollars, celle de l’UE 2 milliards d’€. Depuis la première guerre du Golfe, de la guerre d’Irak à celle du Yémen, ce ne serait pas la première fois que des missiles Patriot font des dégâts dans le propre camp des lanceurs : leur fiabilité, estimée à 10% il y a 30 ans, aurait atteint 90% selon leurs propagandistes, une « information » à prendre évidemment avec des pincettes.

Dans le livre des records de pieds nickelés, l’armée ukrainienne prend donc la première place devant l’armée la plus morale du monde, Tsahal, célèbre pour avoir abattu 3 des siens alors qu’ils agitaient des drapeaux blancs ou pour avoir fait sauter 21 réservistes avec leurs propres explosifs dans le sud de Gaza.

Questions pour un champion : 1°-Ce genre de « bavure » entre-t-il dans la catégorie des crimes de guerre ? 2°- Qui doit en être tenu pour responsable ? Le fabricant ? Le fournisseur ? L’utilisateur ? Qui devra indemniser les familles des victimes ?

« Autant de récits,
Autant de questions.
 »

B. Brecht, Questions d’un ouvrier qui lit


 

03/11/2023

GIDEON LEVY
Voici les enfants extraits des décombres après le bombardement du camp de réfugiés de Jabaliya à Gaza

Gideon Levy, Haaretz, 2/11/2023
Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala

Un terroriste du Hamas a été sorti des décombres, porté dans les bras de son père. Son visage est couvert de poussière, son corps est agité de soubresauts, son regard est vide. On ne sait pas s’il est vivant ou mort. C’est un enfant de trois ou quatre ans, et son père, désespéré, l’a emmené d’urgence à l’hôpital indonésien de la bande de Gaza, qui débordait déjà de blessés et de morts.

Des Palestiniens cherchent des survivants sous les décombres de bâtiments détruits à la suite de frappes aériennes israéliennes dans le camp de réfugiés de Jabaliya, dans le nord de la bande de Gaza, mercredi. Photo : Abed Khaled /AP : Abed Khaled /AP

Une autre terroriste a été extraite de l’épave. Cette fois, elle est bien vivante, ses cheveux clairs et bouclés sont blancs de poussière ; elle a cinq ou six ans et est portée par son père. Elle regarde à droite et à gauche, comme pour demander d’où viendra l’aide.

Un homme vêtu d’un gilet en lambeaux griffonne ici et là, un drap blanc plié comme un linceul dans les mains, recouvrant le corps d’un nourrisson, qu’il agite en signe de désespoir. C’est le corps de son fils, un nouveau-né. Ce nourrisson n’avait pas encore eu la chance de rejoindre le quartier général militaire du Hamas dans le camp de réfugiés de Jabaliya. Il n’a vécu que quelques jours - l’éternité d’un papillon - et a été tué.

Des dizaines de jeunes ont continué à creuser dans les décombres à mains nues dans un effort désespéré pour extraire des personnes encore vivantes ou les corps de voisins, soulevant des morceaux de murs détruits pour dégager un enfant dont la main dépassant des ruines. Cet enfant était peut-être un terroriste de la force Nukhba du Hamas.

Tout autour se tiennent des centaines d’hommes, vêtus de haillons, qui se serrent désespérément les mains. Certains d’entre eux fondent en larmes. Un chauffe-eau solaire israélien portant un autocollant en hébreu gît dans les décombres, rappelant les jours passés. « Nous n’avons plus le temps de ressentir quoi que ce soit » déclare Mansour Shimal, un habitant du camp, à Al Jazeera.

Mardi après-midi, des avions de l’armée de l’air israélienne ont bombardé le bloc 6 du camp de réfugiés de Jabaliya. En Israël, on en a à peine parlé. Al Jazeera a rapporté que six bombes avaient été larguées sur le bloc 6, laissant un énorme cratère dans lequel une rangée d’immeubles d’habitation gris est tombée comme un château de cartes. Les pilotes ont dû annoncer qu’ils avaient atteint leur objectif. Les images étaient horribles.

Lorsque je me suis rendu dans le quartier Daraj de Gaza en juillet 2002, au lendemain de l’assassinat de Salah Shehadeh, j’ai vu une scène très dure. Mais elle était pastorale, comparée à ce que l’on a vu à Jabalya mardi. À Daraj, 14 civils avaient été tués, dont 11 enfants, soit environ un dixième du nombre de personnes tuées dans le bombardement de mardi à Jabaliya, selon les rapports palestiniens.

En Israël, les scènes de Jabaliya n’ont pas été montrées. Et pourtant, difficile à croire, elles ont bien eu lieu. Quelques chaînes étrangères les ont diffusées en boucle. En Israël, on a annoncé que le commandant du bataillon central du Hamas à Jabaliya, Ibrahim Biari, avait été tué lors d’une frappe de l’armée de l’air dans le camp de réfugiés le plus peuplé de Gaza et que des dizaines de terroristes avaient été tués. L’assassinat de Shehadeh avait été suivi d’un débat public incisif en Israël. Ce qui s’est passé mardi à Jabaliya a été à peine évoqué ici. Il s’est produit avant que les mauvaises nouvelles concernant les soldats israéliens tués ne soient annoncées, alors que le feu de camp de la guerre crépitait encore.

Selon les rapports, une centaine de personnes ont été tuées dans l’attentat de Jabaliya et quelque 400 ont été blessées. Les images de l’hôpital indonésien étaient tout aussi horribles. Des enfants brûlés jetés les uns à côté des autres, trois et quatre sur un lit sale ; la plupart d’entre eux ont été soignés à même le sol, faute de lits suffisants. Le mot “traitement” n’est pas le bon. En raison du manque de médicaments, des opérations chirurgicales vitales ont été effectuées non seulement à même le sol, mais aussi sans anesthésie. L’hôpital indonésien de Beit Lahia est devenu un véritable enfer.

Israël est en guerre, après que le Hamas a assassiné et kidnappé avec une barbarie et une brutalité qui ne peuvent être pardonnées. Mais les enfants qui ont été extraits des débris du bloc 6 et certains de leurs parents n’ont rien à voir avec les attaques contre Be’eri et Sderot.

Pendant que les terroristes sévissaient en Israël, les habitants de Jabaliya étaient blottis dans leurs baraques dans le camp le plus peuplé de Gaza, réfléchissant à la manière de passer une journée de plus dans ces conditions, qui ont été aggravées par le siège des 16 dernières années. Ils vont maintenant enterrer leurs enfants dans des fosses communes parce qu’à Jabaliya, il n’y a plus de place pour les enterrer individuellement.

 

20/10/2023

GIDEON LEVY
La guerre contre Gaza doit cesser immédiatement

Gideon Levy, Haaretz, 19/10/2023
Traduit par Fausto Giudice
, Tlaxcala

Ce bain de sang doit être arrêté immédiatement ; il ne mène à rien de bon. On peut répondre aux massacres par des massacres, mais même un terrible massacre comme celui perpétré dans le sud d’Israël ne peut justifier ce qui le suit, sans aucune limite.

 Des personnes fouillent les débris à l’extérieur du site de l’hôpital Al Ahli Al Arabi dans le centre de Gaza le 18 octobre 2023. Photo : Mahmud Hams / AFP

 Un terrible massacre pourrait même justifier un autre terrible massacre s’il a un but autre que la punition et la vengeance, et si ce but est à la fois légitime et réalisable. Mais ce n’est pas le cas de la guerre dans la bande de Gaza, qui n’a pas d’objectif clair et réaliste et qui n’a certainement pas de réponse à la question de savoir ce qui se passera le lendemain.

Mais même si elle avait un objectif clair, il faudrait limiter la dévastation. Le bain de sang qui se déroule actuellement à Gaza, et qui ne fait que commencer, montre qu’il n’y a pas de limites. Face à cela, il est impossible de rester silencieux. Cela ne peut être justifié.

Il est impossible de rester silencieux face aux terribles images de l’hôpital Al Ahli de Gaza Ville - des dizaines de corps alignés les uns après les autres, dont beaucoup d’enfants aux corps lacérés et aux membres manquants - tout comme il est impossible de rester silencieux face aux images de mort et de destruction qui se sont produites ici. Des centaines de Palestiniens désespérés ont été tués lundi après avoir tenté de s’abriter en plein air près de l’hôpital, croyant à tort qu’ils y seraient en sécurité même pendant cette guerre maudite.

Il n’est pas encore possible de déterminer qui est responsable de ce désastre, mais pour les victimes, cela n’a plus d’importance. L’identité du coupable ne doit pas non plus changer la suite de la campagne - elle doit cesser immédiatement. Le désastre de l’hôpital doit devenir le tournant de la guerre, tout comme le désastre de Kafr Kana lors de l’opération “Raisins de la colère” au Liban en 1996 est devenu le tournant qui a mis fin à cette opération.

Israël est actuellement poussé par une tempête d’émotions justifiée et compréhensible, et il est encouragé par la sympathie du monde. Mais celle-ci sera rapidement remplacée par une demande d’arrêt des tirs compte tenu des désastres causés par la guerre. La tragédie de l’hôpital a déjà changé l’état d’esprit de certains membres de la grande bande de pom-pom girls d’Israël.

Même avant ce désastre, les rapports en provenance de Gaza, dont la grande majorité ne parvient jamais aux Israéliens, menaçaient de faire basculer le monde contre la poursuite de la guerre. Environ 1 000 enfants morts, avant même de compter les enfants morts à l’hôpital - c’est une statistique qu’il est impossible d’ignorer, et il n’y a aucun moyen de la justifier. Un siège total sur 2 millions d’êtres humains et l’évacuation d’un million de personnes de leurs maisons en l’espace d’une journée sont également inacceptables, quelles que soient les circonstances.

Cette semaine, j’ai visité le kibboutz Be’eri, qui a été détruit, et je répète ce que j’ai dit alors : je n’ai jamais vu de ma vie des images aussi difficiles. Il est impossible de les laisser passer sans régler les comptes avec tous les responsables. Aucun pays ne se priverait de le faire. Mais il y a un vaste espace intermédiaire entre l’inaction et un bain de sang massif qui n’a ni raison d’être ni but.

Les images de Gaza sont bouleversantes et devraient briser le cœur de chacun : un convoi ininterrompu d’ambulances aux sirènes hurlantes et des parents terrifiés portant leurs enfants blessés ; des pères pleurant sur les corps de leurs enfants, placés à même le sol de l’hôpital faute de lits. J’ai également vu cinq enfants blessés dans un seul lit et des patients gémissant sans personne pour les soigner.

Tuer des milliers de personnes, en mutiler des dizaines de milliers et les laisser sans rien ne fera avancer aucun intérêt israélien, même si l’on met de côté les questions de droit et de morale. Cela ne fera qu’engendrer une haine et une vengeance que même Satan n’aurait pas pu inventer, avec ou sans le Hamas.

Alors que les enfants de Gaza sont tués, les Israéliens se plaignent que l’armée “fait du surplace”. Le sentiment israélien dominant veut une opération terrestre et la fin du Hamas. Cette demande est justifiable, mais probablement irréaliste. En tout cas, elle ne peut se faire à n’importe quel prix, y compris celui de la destruction de la bande de Gaza.

Ce qui s’est passé le 7 octobre a ébranlé Israël au-delà de toute reconnaissance, en particulier la gauche et le centre. Mais même dans le feu de notre colère et de notre frustration, nous ne devons pas perdre ce qui reste de notre conscience et de notre sens moral. Nous ne devons pas laisser tout Israël devenir le Hamas.

17/07/2023

GIDEON LEVY
En Israël, les meilleurs deviennent pilotes et volent déjà pour une dictature

Gideon Levy, Haaretz, 16/7/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Il est impossible de ne pas s’étonner de la mobilisation des pilotes militaires israéliens contre le projet de loi de réforme judiciaire du gouvernement. Une organisation de pilotes et de navigateurs à la retraite appelée Forum 555 a publié une lettre ouverte d’une page entière dans la section des nouvelles de Haaretz en hébreu de vendredi, signée par environ 1 700 membres d’équipage d’avion à la retraite et en service actif de réserve, pour soutenir le refus du service volontaire.


Une sculpture créée pour le mouvement de protestation des pilotes. Photo : Moti Milrod

Plus que tout autre secteur, les pilotes ont le pouvoir d’influer sur la législation, voire de l’arrêter. La vive réprimande du Premier ministre Benjamin Netanyahu n’a fait que le prouver. Cela en dit long sur une société dont les pilotes de chasse sont les plus grands héros, mais cela ne doit en aucun cas être perçu comme une insulte. Les meilleurs deviennent des pilotes, comme le dit l’adage.

Les pilotes déclarent qu’ils refuseront de servir sous une dictature. C’est précisément aussi impressionnant et démocratique que ça en a l’air. Dans leur pétition, ils disent qu’ils insistent sur leur droit de vivre et d’élever leurs enfants dans un État juif et démocratique. Si l’on met de côté le mensonge de “juif et démocratique”, dans un État qui n’est en pratique ni juif ni démocratique, et qui aurait dû choisir entre les deux depuis longtemps, les pilotes ont le droit de croire à cette illusion. Ce qui est beaucoup plus difficile à accepter, c’est leur hypocrisie.

Les pilotes qui affirment ne pas vouloir servir sous une dictature le font allègrement depuis des décennies. Ils sont prêts à servir sous la dictature militaire israélienne, qui soumet par la force une autre nation, mais refusent de servir sous une future dictature civile susceptible de leur causer des dommages personnels. Il s’agit d’un deux poids deux mesures honteux.

L’attaque de la plupart des signataires de la pétition contre la poignée de leurs collègues pilotes et navigateurs qui se sont engagés à ne pas servir la dictature militaire crie aujourd’hui à l’hypocrisie. Ceux qui appellent aujourd’hui à ne pas voler ont cloué au pilori la poignée de pilotes qui appelaient au refus de voler au nom d’une cause non moins noble que celle pour laquelle les pilotes d’aujourd’hui se battent.

En septembre 2003, 27 pilotes ont envoyé une lettre au commandant de l’armée de l’air israélienne de l’époque, Dan Halutz, déclarant qu’ils refuseraient de mener des frappes aériennes illégales et immorales sur les zones palestiniennes de Cisjordanie et de la bande de Gaza. Halutz avait alors répondu avec les mêmes mots que ceux de Netanyahou aujourd’hui : « Le refus politique de servir est le danger suprême pour cette nation », a tonné le chef de l’IAF.

La roue a tourné depuis. Le général de brigade Iftach Spector, le colonel Yigal Shochat, le capitaine Yonatan (le célèbre Yonatan Shapira) et leurs collègues officiers ont été suspendus de leurs fonctions par Halutz, le leader du mouvement de protestation actuel. Leurs collègues pilotes ont continué à bombarder et à tuer des civils innocents dans des proportions horribles, dans le cadre des opérations “Plomb durci” et “Bordure protectrice”. La protestation et le refus se sont calmés, les pilotes ont bombardé et tué.

Aujourd’hui, les bombardeurs de Gaza refusent de servir une dictature. Seul Yonatan Shapira a refusé de signer la pétition de vendredi, dont son père est signataire. Shapira, qui travaille comme pilote commercial aux USA et vit en Norvège, m’a dit samedi qu’il aurait invité les 1700 signataires à une visite de l’association à but non lucratif Zochrot ou à une visite du camp de réfugiés de Jénine, pour commencer le processus d’apprentissage. « S’il y avait eu un appel à refuser tout ordre illégal du commandement, y compris à se joindre aux massacres de routine et aux actes génocidaires de l’armée, j’aurais signé la pétition ».

Le refus de commettre des crimes de guerre est aussi moral - peut-être même plus moral - que l’opposition au coup d’État du gouvernement. En Israël, cela aurait dû être la protestation la plus importante. Mais cela exige beaucoup plus de courage de la part des pilotes que de s’opposer à Netanyahou et à l’abrogation de la norme de raisonnabilité.

Il est dommage que les deux protestations ne se fassent pas ensemble. L’objection de conscience des pilotes contre la législation a également un aspect personnel : ceux qui savent qu’ils ont commis des crimes de guerre craignent d’être arrêtés lors de leurs voyages à l’étranger, après que le mensonge du système judiciaire israélien enquêtant sur les crimes de guerre se sera effondré à la suite de la législation.

Il y a neuf ans, j’écrivais ici : « Comment dors-tu la nuit, pilote ? ... As-tu vu les corps écrasés, les blessés en sang, les enfants effrayés, les femmes horrifiées et la terrible destruction que tu as semée depuis ton avion sophistiqué ? Tout cela est de ta faute, excellent jeune homme ». Aujourd’hui, ils protestent contre le coup d’État, peut-être pour se racheter, ne serait-ce qu’un peu.

27/05/2023

GREG GRANDIN
Henry Kissinger, un criminel de guerre, est toujours en liberté à 100 ans

Greg Grandin, The Nation, 15/5/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Greg Grandin (1962), membre du comité de rédaction de The Nation, est un historien usaméricain, professeur d’histoire à l’université de Yale et auteur de nombreux ouvrages. Il a notamment écrit Kissinger’s Shadow: The Long Reach of America’s Most Controversial Statesman (Metropolitan Books, 2015) et The End of the Myth : From the Frontier to the Border Wall in the Mind of America (Metropolitan Books, 2019), qui a reçu le prix Pulitzer 2020 pour la non-fiction générale.

Nous savons aujourd’hui beaucoup de choses sur les crimes qu’il a commis quand il était en fonction, qu’il s’agisse d’aider Nixon à faire échouer les négociations de paix de Paris et à prolonger la guerre du Viêt Nam, ou de donner son feu vert à l’invasion du Cambodge et au coup d’État de Pinochet au Chili. Mais nous savons peu de choses sur les quatre décennies qu’il a passées au sein de Kissinger Associates.

Henry Kissinger aurait dû tomber avec les autres : Haldeman, Ehrlichman, Mitchell, Dean [les plombiers du Watergate, NdT] et Nixon. Ses empreintes digitales étaient partout dans le Watergate. Pourtant, il a survécu, en grande partie en jouant sur la presse.


Illustration de Steve Brodner

Jusqu’en 1968, Kissinger avait été un républicain de Nelson Rockefeller, bien qu’il ait également été conseiller au département d’État dans l’administration Johnson. Selon les journalistes Marvin et Bernard Kalb, Kissinger a été stupéfait par la défaite de Richard Nixon face à Rockefeller lors des primaires. « Il a pleuré », écrivent-ils. Kissinger pensait que Nixon était « le plus dangereux de tous les hommes en lice à avoir comme président ».

Kissinger n’a pas tardé à ouvrir une voie détournée vers l’entourage de Nixon, en proposant d’utiliser ses contacts à la Maison Blanche de Johnson pour divulguer des informations sur les pourparlers de paix avec le Nord-Vietnam. Encore professeur à Harvard, il traite directement avec le conseiller en politique étrangère de Nixon, Richard V. Allen, qui, dans une interview accordée au Miller Center de l’université de Virginie, déclare que Kissinger, « de son propre chef », a proposé de transmettre des informations qu’il avait reçues d’un assistant qui participait aux pourparlers de paix. Allen a décrit Kissinger comme agissant de manière très discrète, l’appelant depuis des téléphones publics et parlant en allemand pour rendre compte de ce qui s’était passé pendant les pourparlers.

Fin octobre, Kissinger déclare à la campagne de Nixon : « Ils sabrent le champagne à Paris ». Quelques heures plus tard, le président Johnson suspend les bombardements. Un accord de paix aurait pu permettre à Hubert Humphrey, qui se rapprochait de Nixon dans les sondages, de prendre le dessus. Les collaborateurs de Nixon ont réagi rapidement en incitant les Sud-Vietnamiens à faire échouer les pourparlers.

Grâce aux écoutes téléphoniques et aux interceptions, le président Johnson a appris que la campagne de Nixon disait aux Sud-Vietnamiens de « tenir jusqu’après les élections ». Si la Maison-Blanche avait rendu cette informationpublique, l’indignation aurait pu faire basculer l’élection en faveur de Humphrey. Mais Johnson hésite. « C’est de la trahison  », a-t-il déclaré, cité dans l’excellent ouvrage de Ken Hughes, Chasing Shadows : The Nixon Tapes, the Chennault Affair, and the Origins of Watergate. « Ça ébranlerait le monde ».

Johnson a gardé le silence. Nixon a gagné. La guerre a continué.

Cette surprise d’octobre a donné le coup d’envoi d’une série d’événements qui allaient conduire à la chute de Nixon.

Kissinger, qui a été nommé conseiller à la sécurité nationale, conseille à Nixon d’ordonner le bombardement du Cambodge afin de faire pression sur Hanoi pour qu’il revienne à la table des négociations. Nixon et Kissinger étaient prêts à tout pour reprendre les pourparlers qu’ils avaient contribué à saboter, et leur désespoir s’est manifesté par la férocité. L’un des collaborateurs de Kissinger se souvient que le mot “sauvage” a été utilisé à maintes reprises lors des discussions sur les mesures à prendre en Asie du Sud-Est. Le bombardement du Cambodge (un pays avec lequel les USA n’étaient pas en guerre), qui allait finir par briser le pays et conduire à la montée des Khmers rouges, était illégal. Il fallait donc le faire en secret. La pression exercée pour garder le secret a fait naître la paranoïa au sein de l’administration, ce qui a conduit Kissinger et Nixon à demander à J. Edgar Hoover de mettre sur écoute les téléphones des fonctionnaires de l’administration. La fuite des Pentagon Papers de Daniel Ellsberg a fait paniquer Kissinger. Il craignait qu’Ellsberg, ayant accès aux documents, puisse également savoir ce que Kissinger combinait au Cambodge.

Le lundi 14 juin 1971, le lendemain de la publication par le New York Times de son premier article sur les Pentagon Papers, Kissinger a explosé en s’écriant : « Ça va totalement détruire la crédibilité américaine pour toujours.... Ça détruira notre capacité à mener une politique étrangère en toute confiance.... Aucun gouvernement étranger ne nous fera plus jamais confiance ».

« Sans la stimulation d’Henry », écrit John Ehrlichman dans ses mémoires, Témoin du pouvoir, « le président et le reste d’entre nous auraient pu conclure que les documents étaient le problème de Lyndon Johnson, et non le nôtre ». Kissinger « a attisé la flamme de Richard Nixon ».

Pourquoi ? Kissinger venait d’entamer des négociations avec la Chine pour rétablir les relations et craignait que le scandale ne sabote ces pourparlers.

Pour attiser les rancœurs de Nixon, il a dépeint Ellsberg comme un homme intelligent, subversif, aux mœurs légères, pervers et privilégié : « Il a épousé une fille très riche », a dit Kissinger à Nixon.

« Ils ont commencé à s’exciter l’un l’autre », se souvient Bob Haldeman (cité dans la biographie de Kissinger par Walter Isaacson), « jusqu’à ce qu’ils soient tous les deux dans un état de frénésie ».

Un artiste du subterfuge : Bien que le Watergate ait été autant son œuvre que celle de Nixon, Kissinger s’en est sorti indemne grâce à ses admirateurs dans les médias. Ici, avec Lê Đức Thọ, le dirigeant du FNL du Sud-Vietnam, avec lequel il a reçu le Prix Nobel de la Paix en 1973. Lê Đức Thọ a refusé le prix, et Mister K. ne l'a jamais réceptionné. (Photo Michel Lipchitz / AP)

Si Ellsberg s’en sort indemne, dit Kissinger à Nixon, « Cela montrera que vous êtes un faible, Monsieur le Président », ce qui incite Nixon à créer les Plombiers, l’unité clandestine qui a procédé à des écoutes et à des cambriolages, y compris au siège du Comité national démocrate dans le complexe du Watergate.

Seymour Hersh, Bob Woodward et Carl Bernstein ont tous publié des articles accusant Kissinger d’être à l’origine de la première série d’écoutes téléphoniques illégales mises en place par la Maison Blanche au printemps 1969 pour garder le secret sur les bombardements du Cambodge.

Atterrissant en Autriche en route pour le Moyen-Orient en juin 1974 et découvrant que la presse avait publié davantage d’articles et d’éditoriaux peu flatteurs à son sujet, Kissinger a tenu une conférence de presse impromptue et a menacé de démissionner. Tout le monde s’accorde à dire qu’il s’agissait là d’un coup d’éclat. « Lorsque l’histoire sera écrite », a-t-il déclaré, apparemment au bord des larmes, « on se souviendra peut-être que certaines vies ont été sauvées et que certaines mères peuvent dormir plus tranquilles, mais je laisse cela à l’histoire. Ce que je ne laisserai pas à l’histoire, c’est une discussion sur mon honneur public ».

La manœuvre a fonctionné. Il « semblait totalement authentique », s’extasie le New York Magazine. Comme s’ils reculaient devant leur propre acharnement à dénoncer les crimes de Nixon, les journalistes et les présentateurs de journaux télévisés se sont ralliés à Kissinger. Alors que le reste de la Maison Blanche se révèle être une bande de voyous à deux balles, Kissinger reste quelqu’un en qui l’Amérique peut croire. « Nous étions à moitié convaincus que rien ne dépassait les capacités de cet homme remarquable », a déclaré Ted Koppel, d’ABC News, dans un documentaire de 1974, décrivant Kissinger comme « l’homme le plus admiré d’Amérique ». Il était, ajoutait Koppel, « le meilleur atout que nous ayons eu ».

Nous en savons aujourd’hui beaucoup plus sur les autres crimes de Kissinger, sur les immenses souffrances qu’il a causées pendant les années où il a occupé des fonctions publiques. Il a donné son feu vert à des coups d’État et permis des génocides. Il a dit aux dictateurs de tuer et de torturer rapidement, a vendu les Kurdes et a dirigé l’opération bâclée d’enlèvement du général chilien René Schneider (dans l’espoir de faire échouer l’investiture du président Salvador Allende), qui s’est soldée par l’assassinat de Schneider. Après le Vietnam, il s’est tourné vers le Moyen-Orient, laissant cette région dans le chaos, ouvrant la voie à des crises qui continuent d’affliger l’humanité.

En revanche, nous savons peu de choses sur ce qui s’est passé plus tard, au cours de ses quatre décennies de travail avec Kissinger Associates. La « liste des clients » de la société est l’un des documents les plus recherchés à Washington depuis au moins 1989, lorsque le sénateur Jesse Helms a demandé en vain à la voir avant d’envisager de confirmer Lawrence Eagleburger (un protégé de Kissinger et un employé de Kissinger Associates) au poste de secrétaire d’État adjoint. Plus tard, Kissinger a démissionné de son poste de président de la Commission du 11 septembre plutôt que de soumettre la liste à l’examen du public.

Kissinger Associates a été l’un des premiers acteurs de la vague de privatisations qui a suivi la fin de la guerre froide dans l’ex-Union soviétique, en Europe de l’Est et en Amérique latine, contribuant à la création d’une nouvelle classe oligarchique internationale. Kissinger avait utilisé les contacts qu’il avait noués en tant que fonctionnaire pour fonder l’une des entreprises les plus lucratives au monde. Puis, ayant échappé à la bavure du Watergate, il a utilisé sa réputation de sage de la politique étrangère pour influencer le débat public - au profit, on peut le supposer, de ses clients. Kissinger a été un ardent défenseur des deux guerres du Golfe, et il a travaillé en étroite collaboration avec le président Clinton pour faire passer l’ALENA au Congrès.

L’entreprise a également profité des politiques mises en place par Kissinger. En 1975, en tant que secrétaire d’État, Kissinger a aidé Union Carbide à installer son usine chimique à Bhopal, en travaillant avec le gouvernement indien et en obtenant des fonds des USA. Après la catastrophe provoquée par la fuite de produits chimiques de l’usine en 1984, Kissinger Associates a représenté Union Carbide, négociant un règlement à l’amiable dérisoire pour les victimes de la fuite, qui a causé près de 4 000 décès immédiats et exposé un demi-million d’autres personnes à des gaz toxiques.

Il y a quelques années, la donation par Kissinger de ses documents publics à Yale a fait grand bruit. Mais nous ne connaîtrons jamais la plupart des activités de son entreprise en Russie, en Chine, en Inde, au Moyen-Orient et ailleurs. Il emportera ces secrets dans la tombe. [il n’est donc pas immortel ?, NdT]