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13/08/2023

ILANA M. BLUMBERG
Dégradation, abus et cruauté : ce que doit subir une femme juive qui divorce en Israël

Ilana M. Blumberg, Haaretz, 11/8/2023

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

 

Ilana Blumberg (1970) enseigne la littérature anglaise à l’université Bar-Ilan. Elle a étudié à la Midresha [Institut d’études religieuses pour femmes] Lindenbaum, Matan et Elul, et a enseigné à l’Institut Drisha. Elle est l’auteure, plus récemment, des mémoires “Ouvre ta main : Enseigner en tant que juive, enseigner en tant qu’Américaine”.

« Soyez aussi passive que possible » : lorsque mon mari et moi avons pris la douloureuse décision de divorcer, le comportement du rabbin du tribunal religieux de Jérusalem a profané ma foi. Pour les femmes, en particulier, la liberté de dissoudre un mariage est contrôlée par des fonctionnaires menaçants, manipulateurs et méprisants

Photos Ohad Zwigenberg et Andrey Popov/ Shutterstock, photoshoppées par Anastasia Shub

Il y a trois mois, j’ai divorcé devant le tribunal rabbinique de Jérusalem et j’ai pu constater par moi-même une dimension de la vie israélienne qui va à l’encontre du judaïsme religieux auquel je souscris. Le divorce est douloureux et privé, et je préférerais de loin ne pas rendre publique une affaire aussi intime. Mais à la lumière de l’attaque du gouvernement contre les droits des femmes, en particulier dans sa décision d’étendre les pouvoirs des tribunaux rabbiniques au calcul des pensions alimentaires, et de la tentative, inscrite dans le récent budget, de supprimer entièrement le mécanisme de surveillance externe par lequel les citoyens peuvent déposer des plaintes, je ne peux pas rester silencieuse, en particulier en tant que femme pratiquante. L’union de la religion et de l’État est une idée abstraite. Mais maintenant que j’ai vu à quoi elle ressemble dans la pratique, je suis convaincue que chaque Israélien doit savoir ce qu’il en est pour une femme dans ce pays d’accéder à un droit fondamental du statut personnel.

 

Mon mari et moi nous étions mariés en 2002, dans une vieille et majestueuse synagogue du Lower East Side de New York, avec un professeur et rabbin bien-aimé, un talmudiste d’origine européenne dont l’érudition était légendaire. Il nous a demandé de signer un contrat prénuptial, comme on le conseille régulièrement aux couples juifs des USA, afin d’éviter qu’une femme ne devienne une aguna (“femme enchaînée” en hébreu), c’est-à-dire une épouse à qui son mari refuse un guet, un acte religieux de divorce.

Avant notre mariage, nous avions également demandé un certificat de mariage civil, ce qui m’a semblé être un détail technique. Le mariage juif était clairement le “vrai truc”, le moment où j’ai commencé à porter une alliance et où j’ai senti que mon statut avait changé de manière monumentale.

 

Des années plus tard, après avoir déménagé en Israël, nous avons pris la douloureuse décision de divorcer. Je savais qu’en tant que juive pratiquante, quel que soit l’endroit où je vivais, je subirais ce changement par le biais d’un événement rituel juif nécessitant un guet. Mais en Israël, même si je l’avais voulu, je ne pouvais pas divorcer en dehors du Grand-Rabbinat.

 

Il existe quelque chose qui ressemble à un divorce civil. Nous sommes passés par là en mai, en arrivant au tribunal des affaires familiales avec un accord que nous avions conclu avec un médiateur. Dans une salle d’audience délabrée, avec un emblème en plastique représentant des rameaux d’olivier et une menorah suspendus de travers au banc, une juge a lu avec nous le document de dix pages pour s’assurer qu’il était fondamentalement juste et que nous comprenions tous les deux tout ce que nous avions signé.

 

Pourtant, ce document juridique ne constituait pas une preuve de divorce aux yeux de l’État. Nous étions toujours les bénéficiaires légaux l’un de l’autre en cas de décès et les plus proches parents l’un de l’autre en cas d’urgence. Tout organisme gouvernemental nous considérerait comme mariés. Si nous voulions déclarer nos impôts séparément ou si je voulais bénéficier de l’une des aides accordées aux chefs de famille monoparentale, nous devions divorcer religieusement, par l’intermédiaire du rabbinat. Cela vaut pour tous les Juifs, religieux ou laïques, et il en va de même pour les membres des communautés non juives d’ici.

 

J’ai donc payé et pris rendez-vous pour que nous présentions notre accord tamponné aux tribunaux rabbiniques. On nous a remis une feuille qui précisait que si nous ne nous habillions pas modestement, nous ne pourrions pas mener à bien la mission pour laquelle nous avions pris rendez-vous. Deux amis m’ont dit de m’attendre au pire. Une amie religieuse, avocate, m’a dit que le tribunal n’était pas tendre avec les femmes. Une amie divorcée, également religieuse, l’a décrit comme
“très dur”.

 

On nous avait dit d’amener chacun·e un membre de la famille ou un·e ami·e proche qui pourrait attester de notre identité. Une amie très chère a immédiatement accepté de m’accompagner et, ensemble, nous avons réfléchi à ce que pourrait être leur norme en matière de “tenue modeste” : une jupe, certes, mais des manches longues étaient-elles nécessaires ? Les pieds nus dans des sandales étaient-ils autorisés ? Mon amie, qui se couvre les cheveux depuis 25 ans, se demandait si sa casquette de base-ball habituelle ne poserait pas problème. Après tout, ils pourraient me refuser l’entrée.

 

Mon mari est arrivé avec son ami et un homme nous a dit d’attendre notre tour dans le couloir. Cela ressemblait à n’importe quel autre rendez-vous bureaucratique, sauf que plus tôt dans la matinée, j’avais passé 15 minutes à arracher mon anneau en or d’un doigt qui était moins mince qu’il ne l’était 20 ans plus tôt.

Ils nous ont fait entrer, mon mari et moi, dans une salle beaucoup plus grande et confortable que celle du tribunal des affaires familiales. Mais cette fois-ci, il n’y avait aucune femme d’autorité. Il n’y avait qu’un rabbin âgé à la barbe grisonnante, assis devant un grand bureau. Sans nous regarder dans les yeux et sans même se présenter, il a exigé de savoir si nous étions là pour divorcer. Il nous a demandé si nous avions des enfants et, lorsque mon mari a répondu que nous en avions trois, il nous a dit que nous faisions fausse route. « Vous devriez continuer », a-t-il dit avec véhémence. « Continuez ensemble. On ne comprend pas pourquoi vous voulez divorcer ». Il n’avait pas de dossier sur notre situation particulière, mais seulement sa propre certitude que le divorce était une erreur.

Un juge d’un tribunal rabbinique montre un exemple de “guet”, acte religieux juif de divorce, à Jérusalem.

 Il a demandé à mon mari son nom et où il travaillait. Puis il a aboyé, toujours sans le regarder dans les yeux : « Vous n’allez pas à la synagogue, mais si c’était le cas, comment vous appellerait-on là-bas ? ». Mon mari a répété son nom, insistant sur le fait qu’il portait le même nom à la synagogue que dans la rue. Il a ajouté qu’il allait régulièrement à la synagogue. « Vous ne devriez pas divorcer », a répété le rabbin.

 

Quel était le nom du rabbin ? Il n’en avait pas, car il était, simplement et suprêmement, l’État et la halakha (la loi religieuse juive). Ce n’est qu’après coup que j’ai fait des recherches en ligne sur sa signature. Le site web du rabbinat contenait un psak din, un jugement, dans lequel le rabbin avait déclaré au plaideur qui s’était opposé à la procédure que dans les plus de 1 000 affaires qu’il jugeait chaque année, aucun couple ne recevait un guet automatiquement et qu’il posait toujours exactement la même série de questions pour confirmer leur intention. En d’autres termes, ce n’était pas la première fois qu’il harcelait les personnes demandant le divorce, une pratique qu’il justifiait par une nécessité halakhique. Plus inquiétant encore, il a déclaré qu’il cherchait à éviter de causer à un couple les cicatrices psychologiques qu’il aurait pu subir s’il n’avait pas pleinement intériorisé l’importance de sa décision.

 

Pourtant, il ne parlait pas comme s’il était quelqu’un qui s’inquiétait le moins du monde des séquelles psychologiques. « Vous n’avez pas besoin de terminer ça aujourd’hui. Sortez, rentrez chez vous, faites shalom bayis, la paix à la maison, et ensuite, si vous le voulez toujours, vous pourrez revenir ». J’ai été stupéfaite, étant donné qu’en Israël, il est pratiquement impossible pour deux personnes d’aller demander le divorce sur un coup de tête. Nous avions suivi une médiation et payé pour un accord juridique écrit ; nous étions allés au tribunal des affaires familiales et nous nous étions assis devant un juge qui avait lu l’accord de dix pages avec nous. Pourtant, on nous demandait maintenant de ne pas agir de manière irréfléchie.

 

En fait, après 20 ans de mariage, il nous avait fallu beaucoup de courage pour décider de divorcer, et l’idée que nous n’avions peut-être pas fait assez d’efforts ou que nous ne nous étions pas suffisamment souciés de nos enfants nous insultait tous les deux. Il semblait que nous étions nous-mêmes de mauvais enfants, que nous avions pris une mauvaise décision et que ce rabbin avait le pouvoir de nous permettre ou non de faire la chose gênante que nous voulions faire. J’ai commencé à douter de la possibilité de sortir divorcée.

 

J’ai imaginé que le rabbin se sentait halakhiquement obligé de confirmer que nous étions arrivés au divorce en dernier recours, et je pouvais respecter cela. De la même manière qu’un rabbin peut décourager un converti potentiel d’assumer le fardeau du judaïsme afin de s’assurer de sa certitude, peut-être ce rabbin ressentait-il si profondément la gravité de notre situation qu’il voulait lui aussi s’en assurer. Mais il ne l’a pas dit. Il ne nous a pas regardés dans les yeux et n’a pas dit : « Je suis désolé que vous soyez ici aujourd’hui». Il ne nous a pas demandé avec inquiétude ce qui nous amenait là. Nous étions une nuisance, une parmi tant d’autres qui attendaient dans le hall. Et nous n’étions pas de sa tribu (« Vous n’allez pas à la synagogue », bien que nous y allions tous les deux).

 

Le rabbin était occupé à abuser de son pouvoir, créant un scénario dans lequel, s’il n’aimait pas mes réponses, j’aurais pu facilement devenir une aguna : une femme dont la vie est laissée en suspens jusqu’à ce que son mari décide - s’il le fait un jour - de lui accorder le divorce. Tout ce que je savais de la loi juive m’avait appris que les tribunaux rabbiniques étaient là pour prévenir les cas d’agunot, et non pour les créer. Le rabbin avait cruellement pressé mon mari, lui disant d’attendre une semaine ou deux, avant de lui demander : « Êtes-vous ici de votre plein gré, sans aucune contrainte ? »

 

Même dans l’anxiété du moment, mon esprit s’est immédiatement tourné vers d’autres scénarios : et si j’avais été une femme maltraitée qui avait finalement trouvé le courage de demander à son mari de la libérer ? Et si j’avais eu un mari vengeur ou dominateur, qui cherchait n’importe quelle excuse pour ne pas mener à bien le divorce ? Y avait-il une chance que la décision du rabbin prenne en compte mes propres désirs ou besoins ? Si un homme simple, bien intentionné et peu instruit s’asseyait devant ce rabbin, comme beaucoup l’ont certainement fait, il pourrait être facilement convaincu que la bonne chose à faire, d’un point de vue religieux, est de refuser le guet à sa femme, ou au moins de le retarder.

 

Le rabbin ne m’a posé qu’une seule fois des questions sur ma position. « Pourquoi veux-tu divorcer ? », m’a-t-il dit d’un ton sec. « Je ne comprends pas. Qu’y a-t-il de si grave dans cette situation ? » Étant donné ce que j’avais déjà observé, je ne pensais pas lui devoir une réponse. Je me suis tournée vers le seul moyen dont dispose une femme dans ces conditions : le silence.

 

Lorsqu’il a appelé nos témoins, il leur a demandé de donner nos deuxièmes prénoms en hébreu et les noms hébraïques de nos pères. Eux aussi étaient troublés par la question, par son ton et par le sentiment évident qu’il pouvait nous refuser tout ce qu’il voulait. Finalement, comme ils ne connaissaient pas les noms hébreux de nos pères, nous avons fourni l’attestation nous-mêmes.

 

Mais alors que je commençais à penser que nous étions sauvés, le rabbin s’est tourné vers mon mari et lui a dit, dans une dernière tentative : « Tu sais, tu dois vouloir ce divorce de tout ton cœur. Si ce n’est pas le cas, ce ne sera pas casher. Le veux-tu de tout ton cœur ? »



Des"Servantes écarlates" manifestent devant le tribunal rabbinique de Tel-Aviv, en mai.

 Lorsque deux bonnes personnes divorcent après plus de 20 ans de mariage, qui peut dire qu’elles le veulent de tout leur cœur ? Je savais avec une certitude totale que l’homme avec lequel j’étais assise ne profiterait jamais de l’inégalité du système halakhique et ne capitulerait jamais devant les manipulations de ce rabbin. Mais dans la fraction de seconde de silence qui a suivi sa question impossible, le rabbin est revenu à la charge pour lui dire explicitement qu’il pouvait me refuser le divorce. « Tu n’as pas besoin de donner un guet ».

 

Quelques heures plus tard, je me tenais avec l’homme qui allait devenir mon ancien mari devant trois hommes - des rabbins ? des témoins salariés ? - qui tenaient mon destin entre leurs mains et qui m’ont dit de tendre les mains et de me tenir « comme un arrêt sur image », « aussi passive que possible ». Je savais que c’était aussi l’exigence halakhique, de recevoir plutôt que d’accepter. Pourtant, la halakha, qui aurait pu être expliquée, était secondaire. Pour ces hommes, il était naturel que la femme dans la pièce renonce à toute sa subjectivité.

 

Ils m’ont dit de marcher en cercle avec le guet sous le bras. « Sous l’aisselle », répétait l’un des hommes. Ayant grandi dans un monde halakhique, je savais que les actions qui peuvent sembler étranges et exagérées ont souvent une signification halakhique - dans ce cas, j’étais en train “d’acquérir” le guet, qui devait devenir mien pour compléter la cérémonie. Ce n’était pas le cas du couple qui est sorti immédiatement après nous. La jeune femme portait un jean moulant et l’homme une kippa qui lui tombait directement sur la tête. « Cérémonie ridicule », a-t-il commenté avec dégoût, tandis que la femme essuyait ses larmes et se dirigeait vers le couloir.

 

Je ne savais pas si elle pleurait à cause du divorce ou de la nature dégradante de toute cette expérience. Je ne savais pas si quelqu’un lui avait fait remarquer qu’elle portait des vêtements qui auraient pu lui valoir d’être mise à la porte.

 

Depuis ce jour de mai dernier, Israël m’a semblé différent. « J’avais l’impression d’être en Iran » [sic], ai-je dit à ma meilleure amie, sans aucune exagération. Mon propre destin n’était pas entre mes mains. Au lieu de cela, c’étaient trois hommes tout à fait ordinaires et anonymes qui me donnaient des ordres à leur guise. « Sois aussi passive que possible ». « Arrêt sur image » « Tu n’es pas obligé de lui donner un guet ».  Ces phrases me reviennent à des moments étranges, tourbillonnant dans mon esprit alors que je fais la queue au supermarché, que je renouvelle le passeport de mon fils ou que je prépare le déjeuner.

 

Le terme “cérémonie ridicule” me revient aussi. C’est ce à quoi ressemble la pratique juive lorsque ses autorités ne se donnent pas la peine de l’expliquer, alors même qu’elles obligent les étrangers à la respecter. L’occasion d’expliquer la tradition juive est perdue et dégradée.

 

La terrible ironie est que le rabbinat israélien n’a aucune valeur religieuse, non seulement pour cet autre couple, mais aussi pour moi, une juive pratiquante et engagée qui a fait venir sa famille des USA pour vivre en Israël, notamment pour que mes enfants puissent apprendre et vivre la Torah dans le cadre le plus vivant que je connaisse. Pourtant, le rabbinat israélien profane ma foi. Il utilise son pouvoir pour menacer, contraindre et réduire les femmes au silence.

 

Il faut dire que je ne me laisse pas facilement intimider. J’ai la chance d’avoir reçu une excellente éducation, tant religieuse que laïque. Je suis professeure et je sais parler en mon nom. Je suis en bonne santé et économiquement indépendante. De plus, contrairement à de nombreuses femmes qui demandent le divorce, je n’ai jamais été dans une relation abusive. Mon ancien mari m’a incitée à écrire cet essai et déposera lui-même une plainte contre le tribunal rabbinique. Les femmes qui disposent d’un tel pouvoir sont les moins vulnérables dans de tels cas. Lorsque j’ai raconté mon histoire à une avocate qui travaille sans relâche pour les agunot, elle m’a dit : « Tu t’en es tirée à bon compte ». Je lui ai demandé comment les tribunaux pouvaient continuer ainsi, pourquoi les femmes ne déposaient pas constamment des plaintes. Elle m’a répondu : « Les femmes qui réussissent à divorcer ne veulent pas regarder en arrière. Lorsqu’elles franchissent la porte du rabbinat, elles ne veulent tout simplement pas se souvenir du traumatisme, même si cela signifie qu’il n’y a pas de réparation pour ce qu’elles ont subi et qu’il n’y a pas de changement ».

 

Plus tard, j’ai fait des recherches sur le divorce juif en dehors d’Israël. Le site web du tribunal rabbinique du Conseil rabbinique de Chicago, ma ville natale, indique explicitement que pendant la procédure, aucune question indiscrète ne vous sera posée, que votre vie privée sera respectée, que vous serez traitée avec compassion et respect et que le tribunal comprend que parfois, malheureusement, le divorce est la fin nécessaire d’un mariage juif. Une amie me raconte qu’à New York, le chef du tribunal rabbinique lui a souhaité bonne chance après qu’elle a reçu son guet.

 

Il apparaît que dans une société civile où le divorce religieux est facultatif, les rabbins doivent respecter une norme élémentaire de respect, tant pour les femmes que pour les hommes. Cependant, dans un État qui oblige ses citoyens à divorcer par l’intermédiaire de ses tribunaux religieux, ces derniers n’ont pas besoin d’agir avec respect, car ils ont autre chose : le pouvoir. Et le pouvoir sans entrave est le contraire de la justice, de l’équité et de la démocratie.

14/10/2022

HAMID DABASHI
Comment le corps des femmes iraniennes est devenu un champ de bataille idéologique

Hamid Dabashi, Middle East Eye, 28/9/2022
 
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Hamid Dabashi (Ahvaz, Khouzistan, Iran, 1951) est titulaire de la chaire Hagop Kevorkian d'études iraniennes et de littérature comparée à l'université Columbia de New York. Ses derniers livres sont Reversing the Colonial Gaze : Persian Travellers Abroad (Cambridge University Press, 2020), The Emperor is Naked : On the Inevitable Demise of the Nation-State (Zed, 2020) et On Edward Said : Remembrance of Things Past (Haymarket, 2020).
@DabashiHamid

Le dévoilement forcé dans les sociétés « démocratiques » est aussi pernicieux que le voile forcé dans n'importe quelle partie du monde musulman

Manifestation contre le président iranien Ebrahim Raisi devant des Nations Unies le 21 septembre 2022 à New York (AFP)

La mort en détention d'une jeune Iranienne, Mahsa (Jina) Amini, a une fois de plus attiré l'attention mondiale sur la question du voile obligatoire en Iran.

Amini était une femme de 22 ans originaire de Saqqez, dans le nord-ouest du Kurdistan d'Iran, qui rendait visite à sa famille à Téhéran. Le 16 septembre, elle a été arrêtée dans les rues de Téhéran par une unité de la soi-disant “police des mœurs”, Gasht-e Ershad, comme on l’appelle et la craint en Iran ; probablement agressée physiquement, elle est tombée dans le coma en détention et est morte. 

Des responsables iraniens, dont le Président Ebrahim Raisi, ont appelé à une enquête sur sa mort. Raisi a également appelé la famille d'Amini en exprimant ses condoléances.

Mais ce fut trop peu, trop tard. Des protestations généralisées ont été signalées dans tout le pays - et des dizaines de personnes ont été tuées - avec la mort tragique d'Amini servant de point de déclenchement d’une colère et une frustration refoulées contre le régime au pouvoir.

Alors que les organes de l'État tentent de minimiser l'incident et d'écraser violemment les manifestations, les journalistes expatriés se sont rassemblés dans des médias comme BBC Persian ou Radio Farda pour comme d’'habitude monter en épingle leurs reportages et présenter l'ensemble de la protestation comme le signe que le régime de Téhéran est sur le point de tomber.

Les Moujahidine du peuple (Mujahideen-e Khalq , MEK) discrédités et les monarchistes entourant le fils de l'ancien Shah Reza Pahlavi se sont joints aux agitateurs professionnels au service des changeurs du régime usaméricains et ont pris le train en marche pour utiliser cet incident à leurs propres fins politiques.

Une forte composante islamophobe de l'activisme de clavier iranien a également abusé de l'occasion pour diaboliser toute l'idée des habitudes vestimentaires des femmes musulmanes. Il faut donc faire preuve d'une extrême prudence pour ne pas confondre cette coterie d'agents provocateurs hors d'Iran avec le véritable soulèvement à l'intérieur du pays. Il y a aussi beaucoup d'Ahmad Chalabi et Kanan Makiya parmi les expatriés iraniens.  

« Moralité » et classe

La terreur que les idéologues, la composante salafiste et talibanesque du régime iranien, exercent sur leurs citoyens ne se limite pas à, mais commence par, la régulation des codes vestimentaires des femmes iraniennes - en particulier les femmes pauvres et de classe moyenne.

Les femmes dans les parties les plus riches et les plus opulentes de Téhéran se soucient très peu de ces codes, et la soi-disant “police des mœurs” qui est elle-même formée principalement de personnes issues de familles pauvres et de la classe moyenne, n'ose pas les approcher.

La dynamique de pouvoir entre les riches et les pauvres - les puissants et les sans-pouvoir - révèle ici une banalité systémique qui définit le tissu même de la société iranienne sous le régime islamique.

Des décennies de sanctions usméricaines contre l'Iran ont exacerbé le terrible fossé entre les très pauvres et les obscènement riches en Iran. Les partisans et les facilitateurs du régime au pouvoir ont amassé des richesses astronomiques grâce à des pratiques commerciales louches et à une corruption profondément enracinée.

Dans un essai publié en 2009, Djavad Salehi Ispahani, un économiste iranien largement respecté basé aux USA, a résumé brièvement la condition post-révolutionnaire : « En Iran, les faits concernant l'évolution de l'égalité sont vivement débattus. Toutefois, les données du Centre statistique iranien montrent que les inégalités ont changé en termes de dépenses des ménages, de niveau d'instruction et d'accès aux soins de santé et aux services de base. Le tableau qui se dégage est mitigé : succès de l'amélioration du niveau de vie et de la qualité de vie des pauvres, et échec de l'amélioration de la répartition globale des revenus."  

Depuis la publication de cet article, les choses ont radicalement changé pour le pire - en partie à cause des sanctions étouffantes des USA.  Alors que le soulèvement social de 2017-2018 – moins de dix ans après la publication de l'article - a été principalement alimenté par les pauvres et pour des raisons économiques, le soulèvement actuel a lié ces problèmes économiques persistants aux préoccupations sociales principalement des classes moyennes concernant le comportement abusif de l'État à l'égard des femmes et le voile obligatoire.

Comme l'a révélé le soulèvement de 2017-2018, les lignes de faille économiques du régime au pouvoir, et les protestations déclenchées par le meurtre d'Amini en détention révèlent les aspirations frustrées d'une génération hautement compétente et connectée avec une conception d'elle-même différente de celle que l'État totalitaire lui permet d'exprimer.    

Du voile obligatoire au dévoilement obligatoire

Malgré la coalescence d'autres questions économiques tout aussi importantes, si ce n'est plus, au cœur de ces manifestations actuelles se trouve le voile obligatoire des femmes iraniennes contre leur gré.

Certes, il y a des millions de femmes iraniennes qui portent le hijab volontairement et fièrement comme signe de leur foi et de leur identité. Mais il y a aussi des millions d'autres femmes qui ne souhaitent pas que cette pratique leur soit imposée violemment.  

Le voile obligatoire qui a été initié peu de temps après que la République islamique a été proclamée était en contestation directe du dévoilement obligatoire, ou kashf-e hijab, que Reza Shah Pahlavi avait imposé aux femmes iraniennes quand il a pris le pouvoir dans les années 1930.


Reza Shah, "libérateur" de la nation iranienne, symbolisée pâr une femme-enfant dévoilée, dans un dessin du magazine Nahid (Venus) du 12 mai 1928

Deux tyrans, Reza Shah et l'ayatollah Khomeini, se sont concentrés sur le maintien de l'ordre dans les corps des femmes comme lieu de leurs idéologies respectives de pouvoir et de domination, les corps des femmes étant le champ de bataille idéologique de leurs pratiques patriarcales.

La première manifestation sociale massive contre le voile obligatoire de la République islamique a eu lieu à l'occasion de la Journée internationale des femmes, le 8 mars 1979. Plus de 40 ans plus tard, le régime a lamentablement échoué à imposer à ses citoyen·nes défiant·es sa brutale surveillance policière du corps des femmes.


Téhéran, 8 mars 1979

Ce à quoi nous assistons en Iran avec l'imposition du voile obligatoire est, bien sûr, l'inverse de ce que nous voyons dans une grande partie de l'Europe et de l'Amérique du Nord où les femmes musulmanes sont systématiquement harcelées si elles choisissent de porter le hijab musulman. Depuis des décennies, pas un seul jour ne passe sans une attaque violente raciste, misogyne et sectaire contre des femmes musulmanes en Europe et aux USA.  

Selon le Southern Poverty Law Center, l'institution très respectée qui documente les crimes de haine, « les groupes de haine anti-musulmans sont un phénomène relativement nouveau aux USA, beaucoup apparaissant après les attentats terroristes du 11 septembre 2001. Ces groupes diffament largement l'islam et colportent des théories complotistes selon lesquelles les musulmans sont une menace subversive pour la nation. Cela crée un climat de peur, de haine et d'intimidation à l'égard des musulman·es ou de ceux·celles qui sont perçu·es comme tels »

Les femmes musulmanes qui portent le hijab sont la cible principale de toute cette industrie de l'islamophobie car elles sont les plus visibles. Ces crimes ne sont pas seulement le fait d'un gang de gorilles racistes bien financés par des millionnaires islamophobes.


Dans toute l'Europe ainsi qu'aux USA, il y a eu une législation ciblant les femmes musulmanes et leur hijab. Des interdictions totales ou partielles du hijab musulman ont été introduites en Autriche, en France, en Belgique, au Danemark, en Bulgarie, aux Pays-Bas, en Allemagne, en Italie, en Espagne (dans certaines localités de Catalogne), en Suisse, en Norvège et ailleurs.

Les USA ne vont pas mieux. Dans un article important du Hastings Race and Poverty Law Journal de 2008, Aliah Abdo écrit : « Le premier amendement de la Constitution des États-Unis garantit la liberté de religion, mais le climat sociopolitique et juridique actuel a permis diverses restrictions sur le hijab, le foulard porté par les femmes musulmanes. »

L'article, intitulé “The Legal Status of Hijab in the United States”, détaille « les restrictions et interdictions affectant le port du hijab dans les milieux éducatifs, l'emploi, l'entrée dans les prisons, les photos de permis de conduire d'État, les compétitions sportives, les aéroports, et devant les tribunaux, notant une tendance alarmante à la fois au niveau international et national."

Le dévoilement forcé en Amérique du Nord, en Europe ou en Inde est aussi pernicieux que le voile obligatoire en Iran, en Afghanistan ou dans toute autre partie du monde musulman. Les deux pratiques, bien qu’opposées en apparence, sont identiques en réalité, transformant le corps d'une femme musulmane en un champ de bataille d'idéologies opposées de contrôle corporel et de biopouvoir. Insister sur le choix de porter le hijab est donc aussi vital en Amérique du Nord et en Europe que le droit de ne pas le porter dans des endroits comme l'Iran ou l'Afghanistan.

Le monde dans son ensemble ne peut plus tolérer l'hypocrisie et la pratique du deux poids, deux mesures en ce qui concerne l'assujettissement des femmes en tant que citoyennes de deuxième ordre dans leur propre pays. Aucun pays européen ni les USA ne peuvent dénoncer le comportement abusif de l'État iranien tout en abritant les formes les plus vicieuses d'islamophobie ciblant les femmes musulmanes dans leur propre pays.  

Un soulèvement mené par des femmes 

Le comportement violent du régime islamiste au pouvoir en Iran est à la fois inquiétant et embarrassant pour les femmes musulmanes en Iran et à l'étranger qui choisissent de porter le hijab, et ce par fierté et identité. Il est impossible d'imaginer une femme musulmane qui choisit de porter le hijab aux USA ou en Europe ou ailleurs en tolérant son imposition violente aux femmes qui ne veulent pas le porter.  

La mort d'Amini en Iran a déjà marqué un soulèvement social massif dans tout le pays, révélant une fois de plus au monde entier le fait que le régime au pouvoir a violemment imposé une jurisprudence draconienne de peur et d'intimidation pour maintenir son emprise tyrannique sur le pouvoir.

L’appareil de propagande, de sécurité, de renseignement et militaire du régime peut ou pas réussir à écraser ce soulèvement comme il l’a fait dans les vagues de révolte précédentes.

Mais le fait indubitable demeure que la République islamique, en tant qu'appareil d'État, n'a pas réussi catégoriquement à générer un iota de légitimité pour elle-même plus de 40 ans après avoir volé les rêves et les aspirations d'un avenir démocratique pour des millions d'Iraniens.

Vers cet avenir démocratique, le résultat positif le plus significatif qui puisse résulter de ce soulèvement est que les femmes le dirigent et en définissent le cours et les conséquences. Mais le terme « femmes » ne doit pas être pris comme un terme générique, car deux intersections sont cruciales : la dynamique de classe et le symbolisme du voile. 

La cause légitime du choix des femmes de porter ou non le hijab doit croiser la dynamique entre la classe ouvrière et la classe moyenne. Quand les femmes voilées et dévoilées, les travailleuses et les femmes de la classe moyenne, se réuniront pour mener ce soulèvement, alors enfin nous aurons une révolution sous les yeux.

Avant cela, méfiez-vous des gadgets et des contrefaçons des changeurs de régime basés aux USA avec un opportuniste de carrière comme porte-parole pour rien d’autre que leurs propres intérêts pathétiques.

Personne ne parle au nom d'Amini sauf les voix fortes mais sourdes d'un soulèvement social massif à la recherche des termes de sa propre émancipation. Posez vos oreilles sur le sol et écoutez attentivement. Les subalternes de par le monde ne parlent pas anglais.  

                             Zan, Zendaji, Azadi Femme, Vie, Liberté  زن، زندگی، آزادی